C'était en décembre 1944. Noël approchait ; comme nous n'avions pas de sapin, je suis allé dans le parc pour couper des branches d'un conifère qui montait la garde devant la maison des Sœurs ; je les disposai sur le Eckkansterle, le meuble de coin ; l'effet était assez réussi pour permettre la décoration traditionnelle.
Le 26 décembre, nous étions à table, à jouer aux cartes, lorsque nous fûmes éblouis par la lumière d'une fusée, suivie du vrombissement des avions qui descendaient sur nous en piqué. Sans doute s'en prenaient-ils à une batterie allemande qui s'était nichée en face dans la fabrique Haussmann. Dans le corridor donnant sur la salle à manger, il y avait un cagibi obscur, sans fenêtre. D'instinct, alors qu'éclatait la première bombe, nous nous y réfugiâmes, accrochés les uns aux autres. Le cercle familial n'était plus qu'une masse de quatre corps entrelacés, hurlant à chaque explosion qui secouait la baraque. Ma sœur aînée gardait néanmoins son sang aussi froid que possible ; je me rappelle vaguement qu'elle essayait de nous calmer. Puis ce fut le silence.
Nous nous hasardâmes hors de la cachette. Quelle scène de destruction ! Et pourtant, nous avions eu de la chance. Le souffle des explosions avait fait sauter les fenêtres, les rideaux pendaient en lambeaux, des plâtras partout ! Ce n'était pas le silence que nous retrouvions, mais le crépitement des incendies qui, en face, dévoraient les entrepôts de la fabrique. Nous nous mîmes à exécuter une sorte de danse pour éteindre les étincelles qui, comme des lucioles, s'aventuraient, poussées par le souffle de l'incendie, à travers les fenêtres béantes. Sur la table de la cuisine, posé comme un cadeau, avait atterri un gros morceau de poutre, provenant sans doute du bâtiment de la direction, à gauche de l'entrée de la fabrique, touché par un Volltreffer, un coup au but. On dit que les miroirs cassés portent malheur. Le grand miroir dans la chambre à coucher de ma mère fut retrouvé à plat ventre sur des débris, intact ! Devant le perron, dans la cour, un autre cadeau du ciel nous attendait : une belle grosse bombe de deux cents kilos, noire à rayures jaunes comme l'abdomen d'une guêpe. Elle avait parcouru sans exploser une trajectoire sous terre et s'était posée là comme un chien de garde docile. Cette bombe devait nous tenir compagnie pendant un mois et demi.
Nous faisions un jeu de mots :
- Das esch awer bombisch ! Ca alors, c'est de la bombe !
Ce bombardement avait fait pas mal de dégâts, mais apparemment pas de victimes, sauf quelques lapins du voisin qui traversaient la rue dans un état de combustion plus ou moins avancé. Mais cette fois-ci, nous déménagions pour de bon à la cave.
Les Allemands avaient donné congé aux prisonniers russes qui, en collaboration étroite avec leurs gardes, donnaient des coups de main pour éteindre les incendies et ensuite déblayer le secteur. Il faisait très froid, jusqu'à -20 C°, et des journaux sous le pull-over se révélèrent un bon isolant. On ne s'ennuyait pas, la proximité des libérateurs nous remplissait d'une joie frétillante. Avec un drap de lit et de la teinture, nous avions déjà préparé un drapeau français ; le rouge lie-de-vin n'était pas très réussi, mais à la guerre comme à la guerre, il fera bien l'affaire...
Source : A la guerre comme à la guerre, dessins et souvenirs d'enfance, Tomi Ungerer, 1991
Cette page est extraite du livre "WINTZENHEIM 1939-1945 - La Guerre, la Résistance, la Libération" http://wintzenheim3945.free.fr
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