par Olivier CONRAD, Dr es Lettres / Histoire
Olivier CONRAD né en 1969, est originaire d'Obersaasheim. Après son passage au
lycée Bartholdi à Colmar, il entra à l'Université des Sciences Humaines de
Strasbourg où il s'engagea dans de brillantes études d'histoire qu'il a
achevées en janvier 1997 avec l'obtention du titre de Docteur.
Parmi ses travaux il convient de citer :
- Le mémoire de maîtrise dont le sujet était : « La Chambre de Commerce de
Strasbourg et la question du chemin de fer, des origines à 1870. » Ce travail,
effectué en 1991, obtint une mention Très-Bien et fut primé en 1993
par l'Oberrheinischer Kulturpreis, prix du Professeur Dr. Friedrich Metz,
décerné par la fondation Johann Wolfgang von Goethe de Bâle.
- La thèse de doctorat traitant de : « Notables et administration départementale.
Le Conseil général du Haut-Rhin, de 1800 à 1870. ».
Cette recherche effectuée de 1993 à 1996, lui permit d'obtenir
la mention Très honorable et les félicitations du jury.
Par ailleurs, Olivier CONRAD collabore au Nouveau Dictionnaire de Biographie
alsacienne, à la Société d 'Histoire de la Hardt et du Ried et à celle du Sundgau.
Dans le but de rédiger sa thèse, Olivier CONRAD avait effectué de larges
recherches, mais n'a pas utilisé l'ensemble des documents.
Donc il a proposé de nous en faire bénéficier dans cet article s'intéressant aux
élections cantonales et aux conseillers généraux dans le canton de Wintzenheim
au siècle dernier de 1800 à 1870.
Grand merci pour sa collaboration.
Gérard Lincks, 1997
Au sortir des troubles et des incertitudes de la Révolution, le Consulat marque
le départ d'une longue période de stabilité en matière d'organisation
administrative du pays. La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800),
compromis entre des héritages révolutionnaires et les principes d'organisation
de la monarchie absolutiste, dote le pays d'une nouvelle structure
administrative, fonctionnant sur le principe de la centralisation.
L'édifice est dominé par le préfet, secondé par les sous-préfets dans les
arrondissements. Ces fonctionnaires sont assistés de conseils consultatifs et
représentatifs, le Conseil général du département et les conseils
d'arrondissement.
L'assemblée départementale, qui nous intéresse ici, a pour fonction de
représenter les intérêts du département, de répartir les contributions directes,
de voter les recettes et des dépenses du département, prérogative à laquelle il allait s'identifier.
L'émergence et l'affirmation du département dans la hiérarchie administrative
découlent en effet de la définition et de l'extension de ses prérogatives
financières, c'est-à-dire sa maîtrise des finances publiques départementales
(mécanismes de financement, politiques de dépenses). Les autres finalités de ce
conseil - redéfinir les rapports État/Société, ouvrir et démocratiser la machine
administrative, tirer les moyens humains de l'administration de la société - ne
se réalisent également que progressivement, du fait de la constante immixtion
des préfets, de l'absence de publicité des débats et de la nomination des
conseillers généraux. [1] Il faut sur ce dernier point attendre la Monarchie de
Juillet et une loi du 22 juin 1833 pour que la désignation des conseillers
généraux se fasse au scrutin.
Nous proposons d'analyser dans ce travail les élections cantonales, aspect
méconnu de la vie politique locale, dans le canton de Wintzenheim, un canton
agricole et viticole situé dans la périphérie du chef-lieu du département, un
canton qui s'industrialise fortement au XIXème siècle.
Du Consulat au début de la Monarchie de Juillet, le Conseil général fonctionne
avec des conseillers généraux nommés par les instances administratives centrales
et locales, ce qui explique, entre autres aspects, la dépendance et l'effacement
de cette assemblée. Les préfets, en proposant des candidats,
doivent veiller à un équilibre de représentation entre les
arrondissements, mais rien n'est prévu pour les cantons. Celui de Wintzenheim a
été plutôt privilégié, puisqu'il a été représenté à Colmar par deux
personnalités locales.
Dès 1800, au moment de la création de l'assemblée départementale, le baron
François-Joseph de Schauenbourg (1742- 1815) [2] est nommé conseiller général du
Haut-Rhin et élu président du conseil par ses pairs.
Représentant d'une des plus anciennes et illustres familles nobles d'Alsace, de
Schauenbourg a été sous l'Ancien Régime officier, commandeur de l'Ordre de
Malte, conseiller chevalier d'honneur près le Conseil souverain d'Alsace. Il
joue un rôle important au début de la Révolution : successivement procureur
général syndic pour la noblesse d'Alsace à l'Assemblée provinciale
(1787-1788), président de l'assemblée des Bailliages de Huningue et de Belfort
(1789), commissaire chargé d'installer le Conseil général du Haut-Rhin,
procureur général du département du Bas-Rhin. Suspecté de sympathies pour les contre-révolutionnaires, il est inquiété et se retire sur ses terres à
Herrlisheim, se consacrant notamment
à une manufacture de draps fondée en 1780. Il faut attendre le Consulat pour
le retrouver à des responsabilités : il est nommé maire de Herrlisheim
et conseiller général en 1800. Royaliste rallié à l'Empire, il traverse sans heurts
les troubles années 1813-1815, mais décède courant 1815.
Il faut attendre le début de la Monarchie de Juillet pour que la région de
Wintzenheim soit de nouveau représentée au Conseil général. L'industriel
Édouard-Valentin Jordan (1789-1866) [3] est nommé conseiller général en 1831.
Fils d'un banquier et industriel protestant originaire de Berlin, il est associé
aux Haussmann du Logelbach. Davantage préoccupé par les questions industrielles,
il démissionne en 1833, mais n'est pas remplacé, les conseillers généraux
devant, aux termes de la loi du 22 juin 1833, être dorénavant élus.
Chaque canton élit désormais son conseiller général. Les élections sont à caractère censitaire. Pour être électeur il faut payer un minimum de 200 francs de cens, ou à défaut, figurer parmi les plus imposés si le quorum de cinquante électeurs n'est pas atteint. 200 francs de cens sont également requis pour être éligible. Les élections se déroulent au chef-lieu du canton, sous la présidence du maire de la localité.
Les résultats s'annoncent selon le préfet Bret, quoi qu'il advienne,
favorables à l'administration. " Dès aujourd'hui, je puis vous donner une
assurance, les choix seront généralement bons ", [4] mais les électeurs ne
semblent guère s'y intéresser, en particulier dans le canton de Wintzenheim.
La raison semble évidente selon le préfet. " La cause en est certainement dans
les vendanges pendant lesquelles les familles sont isolées et occupées
exclusivement d'une récolte importante pour ce pays. " [5] Le nombre d'électeurs
dans le canton de Wintzenheim (quatre-vingt) est supérieur à la moyenne
départementale (soixante-et-onze), mais conforme aux chiffres du riche arrondissement de Colmar.
Ainsi que le préfet le laissait entendre, la mobilisation des électeurs se fait
difficilement. La participation n'est que de 61,2%, ce qui singularise ce
canton, la moyenne dans le département étant de 84,6%. Les archives se
rapportant à ce scrutin sont lacunaires, nous ne connaissons que les résultats,
le nom de l'élu et les suffrages obtenus.
C'est Jean-Baptiste Scheuch (1796- 1860), [6] propriétaire cultivateur et
viticulteur à Herrlisheim, maire de sa commune depuis 1831 qui est élu, au
second tour et à la majorité relative, face à un candidat de l'opposition légitimiste.
Au Conseil général, Scheuch, qui y retrouve deux beau-frères, le notaire Prudhomme (conseiller général d'Andolsheim) et le médecin Onimus (conseiller général d'Habsheim), siège avec la majorité, celle qui défend les intérêts agricoles face aux nombreux et puissants industriels. Scheuch est un grand animateur de la vie agricole locale. Membre des comices agricoles du canton de Wintzenheim, membre permanent de la Société départementale d'agriculture, il organise la représentation des intérêts de la viticulture. C'est l'un des fondateurs de la Société des viticulteurs du Haut-Rhin à Colmar en 1842. La presse a souligné son rôle : " Témoin des souffrances de notre vignoble dont il représente un des principaux cantons, tous ses efforts, au conseil comme au dehors tendent à apporter quelques soulagements à cette partie importante de notre population agricole. " [7] A son élection, la préfecture classe le conseiller général de Wintzenheim parmi les constitutionnels, c'est-à-dire ceux soutenant le gouvernement. Mais les premières sessions la conduisent à modifier son jugement initial. Scheuch est présenté en 1839 comme un homme de l'opposition dynastique de gauche, un homme " d'opinions radicales ", mais le préfet s'empresse d'ajouter " honnête homme " et de " faible portée ". [8]
Les conseillers généraux sont élus pour neuf ans. Le canton de Wintzenheim est
au nombre de ceux qui ne sont renouvelés qu'en 1842.
Le contexte politique a sensiblement évolué depuis le scrutin de 1833, marqué
par une importante politisation. L'influence de l'administration a permis de
dépolitiser les scrutins qui se réduisent très souvent à des compétitions entre
des candidats conservateurs soutenant le gouvernement. D'autre part, l'éducation
constitutionnelle de l'électorat censitaire se poursuivant, et compte tenu de
l'importance nouvelle du mandat de conseiller général, les électeurs ont
davantage conscience que par le passé de l'importance de ce mandat, et donc du
choix des individus.
Plusieurs phénomènes se rejoignent : l'extension et la familiarité du système
représentatif, l'évolution des dispositions du corps électoral, la nouvelle
importance du Conseil général dans l'administration du département à la faveur
de l'extension de ses attributions (une nouvelle loi d'attributions est votée en
1838, les lois de 1836 sur les chemins vicinaux et de 1842 sur les chemins de
fer étendent le champ d'action des conseillers généraux).
Les élections cantonales suscitent à nouveau un grand intérêt dans le corps
électoral, la presse politique intervient systématiquement et les luttes,
souvent indécises, mettent aux prises trois ou quatre candidats.
Bien qu'appartenant à l'opposition, une opposition qui semble s'être fortement
modérée, bien que critiquant l'administration, Scheuch n'est pas combattu par la
préfecture. Du fait de son influence, de son implantation auprès des agriculteurs et
des viticulteurs du canton, il a acquis une solide assise locale, une nouvelle
dimension. Il aurait été plus que téméraire de s'y opposer, l'issue du scrutin le démontre.
La participation est toujours nettement inférieure à Wintzenheim par rapport au
reste du département (70% / 86,8%), mais l'élection est acquise au sortant au
premier tour et avec 97,1% des suffrages. Il ne lui a manqué qu'une voix.
Pour ces élections, Scheuch a bénéficié du soutien actif d'un nouvel organe de
presse, le Courrier du Haut-Rhin, proche de l'opposition dynastique et
porte-parole des intérêts de l'agriculture. " Homme de la Révolution, homme au
cœur compatissant, aux sentiments généreux, M. Scheuch possède ce rare dévouement à la chose
publique ", lit-on en exergue dans un article concernant ces élections cantonales.
[9]
Le renouvellement suivant est prévu pour 1851, mais la Révolution de 1848, qui
emporte le régime de Louis-Philippe, met un terme au mandat des conseillers
généraux. Les municipalités, les conseils d'arrondissement et le Conseil général
sont recomposés sur la base du suffrage universel dans le courant de l'été 1848.
Organisées fin août 1848, les élections cantonales se situent dans un contexte
qui n'a plus rien à voir avec le climat d'excitation et d'euphorie
révolutionnaire des premiers mois de l'année. La République est installée, mais
elle n'est ni sociale, ni socialiste. A la faveur des événements survenus depuis
le printemps, les sanglantes journées de juin, la répression organisée par Cavaignac, elle tend à devenir conservatrice, en attendant de devenir
réactionnaire. De février 1848, il reste un héritage : le suffrage universel.
L'introduction du suffrage universel est un saut dans l'inconnu. " Que sait-on en
définitive de cette masse jusqu'alors silencieuse (..) Son éducation politique
n'a jamais été entreprise (...) La majorité ne sait pas lire et ne discerne qu'imparfaitement ce
qu'elle veut. En tout cas le brusque et prodigieux élargissement du corps
électoral ôte aux autorités politiques et sociales l'espoir d'orienter les
élections. Un préfet avec un peu d'habileté pouvait déplacer les quelques
dizaines de voix dont dépendait généralement le résultat ; voilà qui devient
impossible..." [10] Le pouvoir politique doit désormais intégrer une nouvelle
composante : l'opinion populaire. On passe " sans transition aucune d'une vie
politique feutrée, amortie, tamisée aux grondements des passions populaires ".
[11]
Le corps électoral est dilaté aux dimensions de la nation. Le nombre d'électeurs
est multiplié par soixante-dix à Wintzenheim. Les conditions de cens disparaissent.
Est désormais électeur tout citoyen âgé de 21 ans, jouissant de ses droits
civils et politiques et ayant son domicile réel depuis six mois au moins dans
une commune du département.
Sont éligibles tous les électeurs âgés de 25 ans, domiciliés dans le département.
Les votes se font toujours au chef-lieu du canton et non dans les communes. La
démocratie n'est donc pas encore totale, mais le fait de devoir se rendre au
chef-lieu n'est aucunement un obstacle insurmontable, les cantons ayant été
dessinés de façon à permettre un accès rapide à son chef-lieu (deux heures) et
les hommes ayant l'habitude de marcher, de se rendre au chef-lieu. [12]
La physionomie du scrutin diffère de ceux de la monarchie. La disparition des
conditions censitaires et les nouvelles données de la vie politique suscitent
une multiplication des candidatures. Dix candidats sont en lice, mais trois
uniquement recueillent un nombre substantiel de voix.
A Wintzenheim, l'esprit de février n'est pas totalement éteint. Les élections y
ont eu une signification politique, alors qu'ailleurs elles ont le plus souvent
pris une résonance sociale, favorisant les anciens élus de la monarchie censitaire.
Deux conservateurs, le sortant Scheuch, un industriel du Logelbach, Antoine
Herzog fils, et un socialiste, le médecin Pierre-Paul Jaenger se disputent les
suffrages des électeurs du canton de Wintzenheim. C'est ce dernier qui l'emporte
avec 41,2% des voix. Il a su profiter de la répartition des suffrages entre ses
adversaires, 36,4% pour Scheuch [13] et 19,1% pour Herzog. L'apprentissage de la
démocratie se fait lentement. La participation s'effondre. Il n'y
a que 44,9 % de votants à Wintzenheim. L'éducation institutionnelle et politiquè
qui s'est progressivement faite dans les élites sociales sous la Monarchie de
Juillet n'est pas encore faite au niveau de l'ensemble de la population. Nous ne
sommes qu'au début d'une période de formation de la culture politique et
électorale des populations, d'une structuration du débat politique. On
n'écartera certainement pas les facteurs conjoncturels. Il est possible que le
facteur lassitude ait pu jouer, s'agissant de la troisième consultation en
l'espace de cinq mois (législatives, municipales, cantonales). Nous sommes
d'autre part à la fin du mois d'août, le sommet de la saison agricole.
L'élection de Pierre-Paul Jaenger (1803-1867) [14] constitue l'un des grands
événements dans le Haut-Rhin en août 1848. Petit-fils et fils d'un médecin d'Eguisheim,
il devient à son tour médecin, installé à Rouffach, puis à Colmar. Praticien de
renom et de qualité, il a notamment dirigé pendant vingt-cinq ans l'école
d'accouchement de Colmar, il est également l'une des principales figures
politiques du Haut-Rhin durant la Seconde République. Promoteur actif des idées
saint-simoniennes et fouriéristes dès les années 1830, présent lors de la
campagne des banquets lorsqu'elle passe par le Haut-Rhin en 1847, il accueille
avec satisfaction la révolution de février 1848. Omniprésent dans la vie
politique locale (presse, comités électoraux, réunions électorales), il
n'obtient qu'un mandat, celui de conseiller général de Wintzenheim.
Au sein de l'assemblée départementale, il anime avec les autres élus démocrates
une constante lutte contre la majorité conservatrice et la préfecture, sur les
questions politiques, sur la défense des intérêts de l'agriculture et surtout
celles d'assistance publique (lutte contre la mendicité, paupérisme). Accusé
d'excitation à la guerre civile, à la suite de manifestations qu'il a organisées
à Colmar en soutien des démocrates italiens, il s'enfuit en Suisse, mais rentre
pour son procès. Jugé à Besançon, il est acquitté. Après le Coup d'État du 2
décembre 1851, Jaenger refuse de prêter serment aux nouvelles institutions et se
retire de la vie publique.
Le code électoral appliqué en 1848 est rétabli en 1852, à deux innovations près,
des innovations d'importance : le vote dans les communes et la direction des suffrages.
Le principe de la candidature officielle n'est pas une forme spécifique de la
démocratie directe, mais une délégation de souveraineté. Elle repose sur l'idée,
généralement peu récusée alors, que le gouvernement n'est pas neutre dans les
luttes électorales, qu'il a le droit d'éclairer les électeurs sur les
candidatures en lice. De l'inexpérience de l'électorat, le suffrage universel
est récent, de ses premières expériences, le gouvernement déduit un devoir
d'éducation politique qui prend tout son relief s'agissant des populations
rurales. La démarche de l'administration est combattive, car l'objet de ces
candidatures n'est pas tant d'assurer l'élection des personnes choisies que
d'éviter les élections de candidats hostiles à l'administration.
L'administration présente un candidat officiel dans chaque canton, candidat que
le préfet et l'ensemble des services administratifs doivent faire élire. [15]
La lettre que le préfet Dürckheim envoie aux maires du département en juillet
1852 résume, et les motivations de l'administration, et l'action qu'elle entend
mener. [16] " Il importe que le mandat de représentant du département (..) soit
confié à des hommes éclairés dont le caractère honorable et l'esprit éclairé
inspirent la confiance et mandent le respect. Il faut aussi que les membres (...)
soient franchement dévoués au gouvernement du Prince Louis-Napoléon afin que
l'unité et l'harmonie règnent dans tous les rouages du pouvoir et que ce dernier
soit fortement appuyé sur toutes les délégations du peuple dont il veut
développer et assurer le bonheur. Afin de ne pas diviser les votes et pour
éviter toute incertitude dans votre commune, je crois devoir vous indiquer les
candidats sur lesquels paraît devoir se réunir la majorité dans votre canton et
que l'administration entend appuyer de sa légitime influence : (.. liste des candidats..)
".
Dans le canton de Wintzenheim, comme dans ceux représentés par un conseiller
démocrate socialiste, l'administration intervient pour imposer un homme neuf,
dont elle répond du dévouement et des opinions. Le choix semble avoir été fait
sans grande hésitation : la préfecture retient l'industriel
Antoine Herzog père
(1786-1861), propriétaire d'un vaste ensemble industriel au Logelbach, qui n'a
d'égal que quelques grandes entreprises mulhousiennes et vosgiennes.
Ce candidat présente différent avantages : homme nouveau, apolitique, riche et
influent. Il a également valeur d'exemple. Le préfet Dürckheim le présente ainsi
au ministère de l'Intérieur. [17] " Homme de beaucoup d'intelligence et de bon sens,
mais peu lettré. Simple ouvrier qui par son talent, sa probité et son intelligence a su
gagner une fortune de 4 millions. Esprit simple et bon, M. Herzog a vécu
autrefois très éloigné des affaires et de la politique ".
[18] La classe ouvrière
" aime M. Herzog comme un des siens ". L'itinéraire de celui qui est au début des
années 1850 l'un des principaux industriels du Haut-Rhin est en effet singulier
dans le patronat local. [19] Fils d'un ouvrier de fabrique, ouvrier lui-même, il
est remarqué par son patron, envoyé faire des études à Paris. A son retour, il
devient directeur d'une usine et allait vite acquérir la réputation d'un
bâtisseur d'usines. Au service des Schlumberger de Guebwiller, il vient au
Logelbach monter une filature de coton en 1818. Devenu propriétaire de
l'établissement, il adjoint une seconde filature, point de départ d'une
extension continue (Orbey, Turckheim, Ingersheim, Fréland et Labaroche).
Le choix de Herzog s'explique également par ses appuis familiaux. Son gendre
Eugène Lefébure, en charge des succursales d'Orbey, conseiller général de
Lapoutroie depuis 1848, élu député en février 1852 a déterminé la préfecture à
ce choix, mais le plus délicat reste à venir : assurer l'élection.
Herzog est élu conseiller général en août 1852, mais l'élection a été l'une des
plus difficiles, dans un canton où la conscience politique est particulièrement
développée, malgré l'éteignoir qu'impose l'administration sur la vie politique.
Cinq candidats indépendants, des notables qui n'acceptent pas le choix de
l'administration, le principe de son intervention ou qui s'estiment lésés et mal
représentés par le candidat retenu entrent en lice : les deux anciens
conseillers du canton, Scheuch et Jaenger, le gourmet Scherb, le maire de
Turckheim Karm et le maire de Husseren, l'industriel Rudler.
C'est ce dernier qui obtient le plus de suffrages parmi les opposants, 31,8% des
suffrages, privant Herzog d'un score caractéristique des candidatures
officielles (90/95%). [20] Rudler l'emporte dans cinq des onze communes (Husseren,
Turckheim, Eguisheim, Herrlisheim et Obermorschwihr), mais Herzog obtient des
suffrages en nombre substantiel dans certaines de ces communes et recueille de
très larges majorités, si ce n'est la quasi unanimité, dans les autres. Au chef-lieu, Wintzenheim,
commune la plus peuplée, Herzog obtient 95% des suffrages, voix qui représentent
46% de l'ensemble de ses voix.
Dans ce canton, comme dans les autres, un second élément modère encore la portée
du succès de l'administration. Le seul phénomène pouvant avoir une signification
politique est l'abstention, et justement, elle est importante. La participation,
qui est de 55,1% dans le département, s'élève à 55,9% à Wintzenheim.
L'abstention est forte dans toutes les communes, les plus importantes (50% à
Eguisheim, 43% à Wettolsheim) comme les plus petites (64% à Voegtlinshofen, 61%
à Zimmerbach). Malgré la présence de nombreux candidats, la mobilisation du
corps électoral se fait difficilement. Un enjeu peu porteur, la lassitude
électorale, les travaux agricoles estivaux, le système des candidatures
officielles, l'incertitude de ce type de scrutin, ces différents facteurs ont
concurremment joué contre une participation importante.
Pierre Paul JAENGER (1803-1867) Photographie Antoine Meyer |
Antoine HERZOG père (1786-1861) Photographie Antoine Meyer |
Antoine HERZOG fils (1816-1892)
Antoine Herzog par Édouard Dubufe (1869) (photo E. Ohresser)
Document extrait de l'Annuaire de la Société Historique et Littéraire de Colmar - 1960 - (p 128bis)
Les électeurs de Wintzenheim sont rappelés aux urnes dès 1858 pour le
renouvellement triennal, le sort en ayant décidé ainsi. L'administration ayant
éprouvé quelques échecs électoraux lors des précédentes élections, un soin
particulier est mis au choix des candidats officiels. " Vous vous attacherez
d'abord à n'admettre que des hommes véritablement sympathiques aux populations (...)
Ceux que vous proposerez doivent présenter des garanties sincères de dévouement
à l'empereur (...) des hommes tenant au pays. (...) Vous donnerez la préférence à
ceux qui ont une connaissance exacte des besoins et des intérêts de leur
circonscription ". [21]
Herzog a été quelque peu contesté en 1852, mais il s'agit d'un des cadres du
gouvernement bonapartiste et il est remis en lice, malgré ses soixante-douze ans.
Le canton de Wintzenheim se distingue toujours par sa propension à contester
l'administration, quatre candidats indépendants s'opposent de nouveau au
candidat officiel, mais la puissance de la machine préfectorale, l'influence et
la stature de Herzog font la décision. [22] Ce dernier obtient 93,7% des suffrages.
De surcroît, pour la première fois depuis les années 1840, la participation est
importante : 68,4% des électeurs.
Dans ce canton à la structure socio-économique particulière, peu de
propriétaires fonciers, beaucoup de petits viticulteurs et de plus en plus
d'ouvriers à la limite du paupérisme, l'administration ne parviendra jamais à
asseoir son influence comme dans maints autres cantons. L'élection partielle de
1861 allait encore le démontrer.
Antoine Herzog père décède le 5 novembre 1861 au Logelbach. Il faut le
remplacer. Comme cela se produit fréquemment sous le Second Empire,
l'alternative familiale est la première envisagée. Au cours de cette année,
quatre conseillers généraux ont déjà été remplacés par un fils ou un neveu.
Le préfet Odent envisage la même solution à Wintzenheim, en proposant comme
candidat officiel le fils ainé du sortant, Antoine Herzog fils (1816-1892).
[23] " Âgé
de 47 ans (...) aujourd'hui à la tête de l'important établissement que dirigeait
son père. Il est le beau-frère de M. Lefébure
[24], député au Corps législatif. Il
jouit d'une certaine influence par sa position de fortune. Principalement occupé
des affaires commerciales de sa maison, il s'est jusqu'à présent peu occupé des
choses politiques, mais j'ai lieu de croire que ses opinions sont sympathiques au gouvernement." [25]
Le décès de Herzog père provoque plusieurs candidatures indépendantes, celle
d'un dénommé Herzog, de Wihr-au-Val, celle de Krick, maire de Wintzenheim et à
nouveau celle de Rudler. La préfecture prend toutes les précautions. Des
courriers et des instructions sont adressés aux maires du canton, au juge de
paix, aux percepteurs et au commissaire de police. On y lit notamment, " M A.
Herzog continuera les traditions honorables de dévouement de M. Herzog père ".
Comme lors du scrutin de 1858, l'importance des moyens officiels et la
personnalité du candidat sont décisifs. Herzog obtient les trois-quarts des
suffrages (76,2%).
La préfecture a droit à un satisfecit de la part de Paris, mais un élément gêne
le ministère de l'Intérieur. " Je suis frappé du
chiffre considérable des suffrages donnés (...) à M. Rudler, maire de Husseren,
bien que ce fonctionnaire eut exprimé l'intention formelle de ne pas se porter
candidat et qu'il eut même fait des démarches pour l'élection de M. Herzog ".
[26]
Il attend du préfet des explications sur cette opposition spontanée.
Ce dernier s'explique [27]. "
M Rudler (..) est un homme honorable, jouissant de la
considération publique et exerçant une certaine influence dans une partie du
canton. Il est dévoué aux intérêts de la commune de Husseren où il est maire
depuis fort longtemps. Il s'occupe beaucoup de la vicinalité et a rendu, sous
ce rapport des services aux communes qui touchent au territoire de Husseren ".
Selon ce fonctionnaire, les électeurs ont voulu témoigner de leur reconnaissance
à ce maire et non faire acte d'opposition à l'administration. Rudler obtient les
deux-tiers de ses suffrages dans trois communes : Husseren donc, Eguisheim et
Turckheim, communes dans lesquelles il est majoritaire en voix. Comme en 1852,
Herzog, que ce soit le fils qui soit en lice ne change rien, et Rudler disposent
de fiefs électoraux, de communes où s'exerce en priorité leur influence.
L'administration, il est vrai, n'avait rien fait pour entraver réellement la
démarche de Rudler, contrairement à ce qui se produit lors du renouvellement
triennal de 1867. Le contexte politique a sensiblement évolué. Le début de la
libéralisation du régime coïncide avec une reprise en main politique des
scrutins cantonaux. La situation n'est paradoxale qu'en apparence. De plus en
plus contestée, l'administration compte ses forces. Les conseils généraux,
habilement composés, sont des bastions de l'administration impériale : ils
doivent le demeurer. Le but des élections cantonales de 1867 est double,
renforcer l'influence du gouvernement dans les assemblées départementales,
servir de test politique dans la vue des élections législatives de 1869. Le
label de candidat officiel n'est plus attribué indistinctement. Il est recommandé au
préfet de reconnaître les droits acquis, les services rendus, de prendre en
compte l'effet du temps sur les hommes, de récompenser la fidélité.
Compétent sur les affaires administratives, apprécié par ses collègues, et
votant toujours dans le sens de l'administration, Antoine Herzog conserve la
confiance de la préfecture. Et, comme tous les autres candidats sont dissuadés
de se mettre en lice, le candidat officiel est seul en lice. Herzog obtient
97,8% des suffrages. La participation a été plutôt importante, dans un contexte
pourtant propice à une forte abstention.
Les conseillers généraux du canton de Wintzenheim sont l'exact reflet de la structure socio-économique et de sa configuration politique. Ils reflètent également l'évolution générale du recrutement des conseillers généraux du Haut-Rhin entre 1833 et 1870. Durant la monarchie censitaire, c'est un notable cantonal, un riche cultivateur propriétaire, issu du personnel municipal, solidement installé et proche des préoccupations des populations. Ces titres ne sont pas suffisants dans le contexte politisé d'août 1848 : ce sont les opinions politiques qui déterminent le vote des électeurs dans ce canton où la conscience politique est importante. Scheuch, bien qu'ayant une sensibilité de gauche est beaucoup trop conservateur pour les ouvriers et les viticulteurs qui " accueillent " le socialiste Jaenger. Vite confiné dans l'opposition, il est écarté en 1852 par son refus d'adhérer aux nouvelles institutions issues du Coup d'État du 2 décembre 1851.
Dès le début du Second Empire, avec l'intervention de l'administration, on assiste à un renforcement du caractère élitiste du recrutement du Conseil général, malgré le suffrage universel. Wintzenheim est représenté par deux très riches et très influents manufacturiers (des catholiques, ce qui les singularise dans le patronat alsacien), ce qui n'est pas sans susciter des mécontentements d'une partie des élus et des notables locaux.
[1] En marge de notre thèse, O. Conrad, Notables et administration départementale. Le Conseil général du Haut-Rhin. 1800-1870 - Thèse lettres, Strasbourg, 1997.
[2] O. Conrad, Notables et administration départementale..., op. cit., T.IV, p. 180 et 181. F. Igersheim, "François-Joseph-Guillaume de Schauenbourg", dans Encyclopédie de l'Alsace, XI (1985) p. 6711.
[3] O. Conrad, Notables et administration départementale..., op. cit., T.IV, p. 95 et 96. J.M. Schmitt, "Édouard-Valentin Jordan", dans NDBA XIX (1992) p. 1818 et 1819.
[4] AN F1c III Haut-Rhin 5 Lettre du préfet Bret au ministre de l'Intérieur Thiers, 2 octobre 1833.
[5] AN F1c III Haut-Rhin 5 Lettre du préfet Bret au ministre de l'intérieur Thiers, 12 octobre 1833.
[6] O. Conrad, Notables et administration départementale..., op. cit., T.IV, p. 182.
[7} Courrier du Haut-Rhin, 20 novembre 1842.
[8] 8 AN F1b I 230-18.
[9] Courrier du Haut-Rhin, 20 novembre 1842.
[10] R. Rémond, Les droites en France, Paris, 1982, p. 100.
[11] R. Rémond, Les droites en France..., op. cit., p. 99.
[12] Le choix de ce lieu de vote n'est pas tout à fait sans arrières pensées politiques. Dans l'esprit, il s'agissait d'éviter en partie l'influence des notables communaux, et notamment celle des curés. Les électeurs sont appelés à voter par communes. Le vote est secret et les électeurs ont la possibilité d'utiliser leurs propres bulletins.
[13] Scheuch reste maire de Herrlisheim jusqu'en 1855. Il démissionne à la suite d'un différent avec le préfet Cambacérès.
[14] P. Leuilliot, "Un centenaire : le docteur Pierre-Paul Jaenger (1803-1867)", dans Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie de Colmar, XVIII (1968), p. 101 à 117.
[15] La machine administrative se met en branle jusque dans ses moindres ramifications. Le préfet met non seulement à contribution les sous-préfets, les maires, à nouveau désignés par l'administration, et les juges de paix, mais les principaux agents de la fonction publique, afin de multiplier les relais et les intermédiaires. La préfecture s'adresse aux chefs des différentes branches de l'administration départementale - directeur des douanes, receveur général des finances, les receveurs particuliers des finances, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, directeurs des contributions directes et indirectes, directeur des chemins vicinaux, commandant de gendarmerie, commissaires de police - à charge pour ces fonctionnaires de relayer les consignes et les instructions auprès de leurs employés et de la population.
[16] ADHR 3M35 Lettre circulaire du préfet Dürckheim aux maires du département, 24 juillet 1852.
[17] AN F1c V Haut-Rhin 4. Voir P. Leuilliot, "Le Conseil général du Haut-Rhin de la Restauration au Second Empire. - Approche d'histoire sociale", dans Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie de Colmar. XVI (1966), p. 105 à 114.
[18] Herzog est toutefois conseiller municipal de Wintzenheim depuis 1840 et a été élu conseiller d'arrondissement de Colmar pour le canton de Wintzenheim.
[19] N. Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Alsace, Paris, 1994, p. 154 à 156.
[20] Karm obtient 1,5% des suffrages, Scherb 1,3%, Jaenger 0,4% et Scheuch 0,4% (ADHR 3M35).
[21] ADHR 3M35 Lettre confidentielle du ministre de l'Intérieur au préfet, 26 mars 1858.
[22] Sont en lice, Rudler (3,1% des suffrages), Karm (0,8%), et deux nouveaux venus, dont nous ne connaissons que les noms, Martin (1,1%) et Krick (0,1%).
[23] M.J. Bopp, "Antoine Herzog fils, un réalisateur et philanthrope alsacien (1816-1892)", dans Annuaire de la Société d'histoire et d'archéologie de Colmar, X (1960), p. 123 à 140.
[24] Celui également du baron Camille-Charles-Auguste de Rheinwald, conseiller général de Colmar depuis 1855.
[25] ADHR 3M45 Lettre du préfet Odent au ministre de l'Intérieur, 25 novembre 1861. Antoine Herzog est conseiller municipal de Turckheim depuis 1852.
[26] ADHR 3M45 Lettre du ministère de l'Intérieur au préfet Odent, 3 janvier 1862.
[27] ADHR 3M45 Lettre du préfet Odent au ministre de l'Intérieur, 5 janvier 1862.
ABREVIATIONS :
ADHR : Archives Départementales du Haut-Rhin
AN : Archives Nationales
NDBA : Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne
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